Bordeaux
À la charnière des XIXᵉ et XXᵉ siècles, Bordeaux entre dans une période de profondes mutations urbaines et sociales. La capitale de l’Aquitaine, encore tournée vers son port et ses activités marchandes traditionnelles, voit émerger de nouveaux modes de consommation qui transforment son centre-ville et les habitudes de ses habitants. Entre 1880 et 1930, l’apparition des grands magasins marque un tournant décisif : ils imposent de nouvelles pratiques commerciales, façonnent l’architecture du cœur de ville et deviennent des lieux de promenade autant que d’achats. Rue Sainte-Catherine, autour de la place Gambetta ou le long des Quinconces, ces établissements imposants incarnent l’élan de modernité qui traverse alors la société bordelaise.
La naissance des « temples de la consommation »
Dans ces années de croissance démographique et d’aménagement urbain, Bordeaux voit apparaître de vastes établissements commerciaux dont la taille étonne les contemporains. Les Dames de France, dont les locaux abritent aujourd’hui la FNAC, s’imposent rapidement comme l’un des plus ambitieux. Le Grand Bazaar et Aux Deux Mondes, installés eux aussi sur ou autour de la rue Sainte-Catherine, complètent ce nouvel écosystème où l’assortiment dépasse de loin celui des boutiques traditionnelles. Ces magasins proposent des rayons spécialisés, des produits variés, des services nouveaux et une politique tarifaire conçue pour attirer un public large. Les soldes saisonnières, encore rares dans les commerces indépendants, deviennent des moments-clés du calendrier urbain. Les vitrines, soigneusement décorées, captent l’attention des passants et offrent un spectacle renouvelé à chaque saison.
Cette modernité tranche avec le modèle ancien, fondé sur les petites échoppes où l’achat se fait à l’unité, derrière un comptoir. Dans les grands magasins, la marchandise s’expose en abondance et l’espace se structure pour encourager la déambulation. La dimension de spectacle et d’abondance fait partie intégrante de l’expérience : elle séduit une clientèle diversifiée et inscrit le centre-ville dans un mouvement national déjà bien engagé à Paris.
Une révolution commerciale fondée sur le libre accès et la publicité
Le libre accès constitue l’une des grandes innovations de ces établissements bordelais. Les clients peuvent circuler d’un rayon à l’autre, comparer les modèles, toucher les étoffes, consulter les prix visibles sans avoir à solliciter systématiquement un vendeur. Ce principe, inspiré des grands magasins parisiens, transforme profondément la relation entre le client et le produit. Le magasin n’est plus seulement un lieu de transaction ; il devient un espace de découverte, de comparaison et de désir.
Le rôle de la publicité est tout aussi déterminant. Affiches illustrées, encarts dans la presse locale, catalogues diffusés à grande échelle : les grands magasins bordelais comprennent vite l’importance d’une communication régulière et visuelle. Leurs slogans promettent modernité, élégance ou économies, tandis que les vitrines sont scénographiées pour attirer les regards de la foule circulant sur la rue Sainte-Catherine. L’éclairage électrique, encore nouveau dans les années 1900, renforce cette mise en scène et contribue à créer une atmosphère presque théâtrale.
Les animations, démonstrations de produits ou ventes thématiques complètent cet univers. Elles transforment les achats du quotidien en événements, intégrant le commerce dans une dynamique culturelle et festive qui marque durablement la vie bordelaise.
Architectures spectaculaires : entre Art nouveau et Art déco
Ces grands magasins s’imposent aussi par leur esthétique architecturale. À partir des années 1890, les façades s’ornent de ferronneries, de grandes baies vitrées et parfois de motifs inspirés de l’Art nouveau. Les espaces intérieurs accueillent des escaliers monumentaux, entourés de balustrades métalliques et surplombés de verrières diffusant une lumière naturelle abondante. L’ossature métallique, symbole de modernité, permet des volumes ouverts et des galeries sur plusieurs niveaux.
Dans l’entre-deux-guerres, l’Art déco apporte une nouvelle identité visuelle : lignes géométriques, matériaux modernisés, éclairage renforcé. Les enseignes lumineuses, visibles depuis les axes majeurs que sont la place Gambetta ou les Quinconces, deviennent des repères dans le paysage urbain. Leur présence contribue à la transformation de Bordeaux en une ville où le commerce participe pleinement du décor architectural moderne.
La rue Sainte-Catherine, déjà l’un des axes les plus fréquentés, devient la colonne vertébrale de ce renouveau. Au nord, la proximité des Quinconces — vaste espace de rassemblement et de fêtes — favorise les flux de visiteurs. À l’ouest, la place Gambetta, réaménagée à plusieurs reprises, s’impose comme un carrefour vers les nouveaux quartiers bourgeois. Les grands magasins s’intègrent à ces dynamiques et renforcent la centralité du commerce dans la ville.
Un monde du travail en pleine mutation
L’essor de ces établissements s’accompagne d’une transformation sociale majeure : la féminisation du salariat. Les grands magasins bordelais recrutent massivement des vendeuses, caissières, démonstratrices ou employées administratives. Ces postes, souvent peu rémunérés mais considérés comme respectables, offrent aux jeunes femmes de nouvelles perspectives d’autonomie financière. Ils favorisent aussi l’émergence de nouveaux codes sociaux : uniformes, hiérarchies internes, formation au service de la clientèle.
Le magasin devient ainsi un espace où se croisent différentes classes sociales et différents statuts professionnels. Les clientes issues de la bourgeoisie, attirées par les nouveautés et le confort des lieux, côtoient des employées parfois originaires de milieux modestes. Cette cohabitation quotidienne contribue à transformer les sociabilités urbaines et participe à l’évolution des comportements féminins dans l’espace public.
Un nouveau cadre de sociabilité urbaine
À Bordeaux, comme ailleurs, les grands magasins dépassent leur vocation marchande. Ils deviennent des lieux de déambulation et de divertissement. Le simple fait de flâner devant les vitrines ou de parcourir les étages constitue une pratique courante lors des sorties dominicales. Les familles s’y promènent, les jeunes y observent les nouveautés, les visiteurs de passage y découvrent une ville résolument tournée vers la modernité.
Les abords jouent également un rôle central. Les Quinconces accueillent régulièrement des fêtes foraines, des expositions ou des manifestations attirant une foule nombreuse qui prolonge volontiers sa visite dans les magasins proches. La rue Sainte-Catherine, densément commerçante, devient un véritable théâtre urbain où la consommation s’intègre au paysage des loisirs.
Un héritage durable dans la ville contemporaine
L’âge d’or des grands magasins bordelais, entre 1880 et 1930, a profondément marqué l’évolution du commerce local. Ces établissements ont introduit de nouvelles pratiques d’achat, contribué à la transformation architecturale du centre-ville et créé des espaces de sociabilité qui ont durablement façonné les habitudes des Bordelais. Certains bâtiments subsistent et rappellent cette période de modernité conquérante, même si leurs usages ont évolué. L’héritage de ces « temples de la consommation » se lit encore aujourd’hui dans l’animation de la rue Sainte-Catherine, dans la place centrale accordée au commerce et dans la mémoire collective d’une ville qui a fait de la modernité un moteur de son identité.

Ecrit par Jean-Sébastien Dufourg
Créateur du site Bordeaux Gazette et Président de l’association.
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