Bordeaux
Après le succès de la conférence donnée en juillet dernier, l ’Institut Bernard Magrez recevait une nouvelle fois, le 1er octobre dernier, le philosophe Bertrand Vergely dans le cadre des Nuits du Savoir.
Une heureuse initiave.
Il s’agissait cette fois-ci pour le philosophe d’examiner la notion de renoncement, et plus particulièrement de s’interroger sur ce que la devise « Ne jamais renoncer » - que Bernard Magrez a faite sienne- peut philosophiquement signifier. Une telle devise n’est-elle pas à la fois origine, justification des pires folies et expression de la plus grande sagesse ? C’est sous l’angle de cette question que Bertrand Vergely a choisi de réfléchir sur cette notion.
- Lors de son précédent passage
D’abord, il convient de remarquer que l’impératif de ne jamais renoncer peut-être malheureusement le fait de ceux qui s’entêtent dans des comportements sans avoir l’intelligence réelle, la compréhension lucide de leurs propres pensées et actions. Ceux qui ainsi ne renoncent jamais sont ceux qui refusent le recul et la distance leur permettant de mesurer le sens et la portée de leur pensées et actes. Ce faisant, ils deviennent bêtes. Cette bêtise est, non pas d’abord celle de l’animal, de la bête, à qui on ne saurait reprocher d’être ce qu’ils sont, mais celle de l’homme qui précisément refuse d’être à la hauteur de son humanité en choisissant de ne pas voir l’inconséquence de ce qu’il fait. Bertrand Vergely montre alors que ce refus de renoncer est une facette de l’ego et de son attitude mortifère : la mort, celle que l’on risque et obtient pour soi-même en allant jusqu’au bout d’une attitude stupide, ou celle que l’on provoque chez d’autres lorsque l’on dénie à autrui la possibilité d’exister autrement que comme nous l’avons souhaité. Cette mort est la seule réponse possible de qui préfère l’affirmation de son ego, à l’accueil de la réalité et de ses exigences. La mort, c’est ce que sème autour de lui l’ego qui ne veut pas renoncer à la folie de vouloir que le monde suive une marche dont il aurait fixé les pas et la cadence. Plutôt mourir et faire mourir que renoncer, voici ce que cache en vérité le refus de renoncer.
D’où, pour Bertrand Vergely, la beauté du renoncement : celui qui renonce manifeste sa capacité à faire taire les exigences imbéciles d’un ego par nature tyrannique et témoigne de ce qui fait de nous des humains : l’humilité, le renoncement à l’impossible. Cet impossible, c’est celui de la toute-puissance. La toute-puissance, fantasme des enfants et des grands de ce monde, qui les conduit à identifier leur être au monde qui les entoure, à attendre des autres et des événements qu’ils se conforment à leurs désirs. Accepter de renoncer, c’est se retenir de vouloir commander à la Vie, c’est accepter profondément le manque et la finitude. Renoncer, c’est en ce sens se dégager de l’emprise de tout ce qui, en nous, refuse la Vie et son cours. Pour illustrer cette idée, Bertrand Vergely prend appui sur de grandes figures de la sagesse, de la philosophie ou de la spiritualité : Bouddha, Socrate et Jésus. Tous ont renversé le rapport naïf et spontané que nous avons à la Vie et à la mort. La Vie n’est pas un bien que l’on possède et que la mort viendrait menacer. C’est bien plutôt elle qui nous tient en elle- nous ne nous sommes pas apportés dans la Vie, c’est elle qui nous rend vivants- et c’est encore elle qui embrasse également la mort comme un de ses inévitables moments. Bouddha, Socrate, et plus encore Jésus ont montré comment celui qui consent à perdre sa vie en réalité ne la perd pas. Il ne fait que perdre un titre de propriété illusoire détenu par un propriétaire inexistant – l’ego- et se trouve ainsi libéré de la mort. La mort, qu’elle soit physique ou symbolique, n’est pas un terme, mais un passage à une Vie plus pleine. Ce qui fait obstacle à la Vie, c’est la résistance d’un ego qui retourne la Vie contre elle-même en maintenant des attachements morbides et mortifères. Par conséquent, mourir vraiment dit Bertrand Vergely, c’est renoncer à notre ego, à cette inutile et nuisible passion et libérer la puissance de la Vie en nous.
Cela nous amène alors à un singulier retournement. Car il apparaît que le renoncement ne peut avoir vraiment lieu qu’à la condition de ne jamais renoncer à renoncer. Si seul le renoncement peut mettre fin à la tyrannie de notre ego, encore faut-il qu’il soit ferme et qu’une vigilance et une détermination sans faille nous animent. Bertrand Vergely introduit alors l’idée de conversion, qui signifie littéralement le retournement, et par quoi l’on tranche, dans une décision que l’on veut irrévocable, les liens passionnels qui nous retiennent de vivre et qui consument nos forces en vaines poursuites. Il s’agira alors d’une lutte menée avec un adversaire- l’ego- dans le but de réunifier la Vie en mettant fin au règne du diviseur –le diabolon. L’enjeu d’une telle bataille est la Vie pleine, certes, mais c’est également le rétablissement de l’homme dans sa propre dignité. La dignité de l’homme, c’est ce qui fait que contrairement aux choses, il n’a pas de prix. Or, nos passions, nos faiblesses, en monnayant d’illusoires satisfactions contre nos forces de Vie, fixent un prix à notre être et ainsi nous rabaissent. Le combat contre les passions- le renoncement à soi- exige donc que nous ne renoncions pas. C’est ici que Bertrand Vergely introduit une distinction entre deux niveaux de sens possibles. Il y a la décision de ne pas renoncer et celle de ne jamais renoncer.
Ne pas renoncer, c’est ne pas se résigner. La résignation n’est qu’une des figures de la vie passionnelle. Elle maintient l’homme dans une division intérieure entre ses désirs insatisfaits, ses rancœurs, ses émotions refoulées d’une part et son élan vers la Vie d’autre part. Se résigner, c’est se tromper soi-même en adoptant artificiellement l’attitude du sage qui a vaincu ses passions alors qu’il les a simplement camouflées. C’est un abandon de soi et c’est l’attitude de celui qui a renoncé à renoncer à ses passions. Ce défaitisme, Bertrand Vergely en repère de nombreuses manifestations dans notre société triste et spirituellement déprimée. L’éducation en est un exemple. Ne pas renoncer à éduquer les enfants et les adolescents c’est résister à leurs passions morbides au lieu de les laisser à eux-mêmes sous le prétexte de leur donner de l’autonomie, sous le prétexte de les rendre responsables de leur vie. C’est nourrir en eux la possibilité du Bien. Ne pas renoncer, c’est ainsi résister au défaitisme ambiant et cesser d’alimenter l’idée que les choses ne peuvent qu’aller moins bien. Celui qui ne renonce pas ne renonce pas à la possibilité du Bien, il ne renonce pas au fait que le pire n’est jamais sûr et que l’inouï, l’inattendu du Bien sont toujours possibles. Où l’on retrouve l’idée que l’ego, en cherchant maladivement à contrôler la Vie, ne fait que supprimer la possibilité du Bien et de la réussite. Vivre sans ego c’est accepter l’incertitude, c’est cesser de projeter en avant de soi, sur la réalité, les autres, nos passions mortifères. C’est vivre sans savoir, vivre dans une patience confiante et c’est refuser le désespoir, c’est-à-dire refuser l’effondrement spirituel qui résulte du développement des passions. Pour Bertrand Vergely, le désespoir, en affaiblissant le lien que les individus ont avec la Vie, ouvre la voie à l’idéologie de la mort, idéologie qui conduit à penser que la Vie n’est pas précieuse, qu’elle a besoin d’être justifiée par des constructions intellectuelles. Bertrand Vergely dénonce ainsi la tentation de la légalisation de l’euthanasie et la banalisation du suicide perçues comme libertés et seules réponses possibles à la souffrance des hommes. La réponse à la souffrance physique des hommes dit Bertrand Vergely, c’est la médecine, pas la mort. On ne perd pas sa dignité parce que l’on souffre, on perd sa dignité en dévaluant sa propre vie. La dignité, l’homme la tient et la reçoit d’abord de la dignité de la Vie elle-même.
C’est ici que se saisit la distinction entre la décision de ne pas renoncer et celle de ne jamais renoncer. Ne jamais renoncer- l’expression de Bernard Magrez- introduit la perspective d’une durée indéfinie, c’est-à-dire la perspective d’un renouvellement permanent du refus du renoncement ou pour reprendre une idée évoquée précédemment, une conversion- une metanoïa auraient dit les Pères de l’Eglise-permanente à la Vie. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de se rendre compte une fois pour toutes que si nous sommes tentés tant de fois de renoncer à la Vie , la Vie pour sa part, ne renonce jamais à nous. Pas plus que nous sommes apportés dans la Vie, nous ne pouvons décider d’en sortir. En ce sens, le suicide est une illusion. Ne jamais renoncer, c’est donc la moindre des choses que nous puissions faire- même si c’est en même temps un combat incessant- pour accueillir et honorer la Vie qui nous fait être ce que nous sommes. Si ne pas renoncer c’est refuser, dire non aux passions, à l’aliénation, et à la défaite ; ne jamais renoncer c’est entrer dans une dynamique d’affirmation –dire oui- à la Vie elle-même, quoi qu’il arrive. C’est saisir- dans un émerveillement renouvelé- que la Vie est bonne, qu’elle échappe à toutes nos stratégies de contrôle et qu’elle est capable de tous les miracles et de toutes les surprises. Vivre positivement, c’est renoncer à savoir mieux que la Vie elle-même ce qui fait sa valeur et son sens. Le savoir propre de l’individu vivant n’est pas dans les constructions intellectuelles ou idéologiques qu’il utilise pour se protéger des aléas de la Vie, mais ce savoir propre est dans la saveur, la sapience immémoriale de ce qui lie dans l’invisible l’individu à la Vie, le savoir de l’étreinte éternelle de la Vie. Ne jamais renoncer, pour Bertrand Vergely, devient alors une devise capable de synthétiser les vertus théologales : foi, espérance et charité. Celui qui ne renonce jamais est fidèle à la Vie dans une confiance qui accepte de ne pas tout savoir (la foi) ; c’est nourrir et s’ouvrir à la possibilité du Bien dont la Vie est porteuse (l’espérance) et c’est entrer dans une relation aux autres portée par la Vie elle-même (la charité). Ne jamais renoncer nous fait entrer progressivement dans ce lieu inexpugnable où nous sommes donnés à nous-mêmes et où tout nous est donné par surcroît.
Nous ne pouvons que remercier l’Institut Bernard Magrez d’avoir à nouveau sollicité Bertrand Vergely, et à ce dernier de nous avoir fait l’amitié d’accepter.
Le dernier livre de Bertrand Vergely : Deviens qui tu es, Albin Michel mars 2014, 352 pages

Ecrit par Marc
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