Secret de famille
Jany comprend qu’un lourd secret entoure sa naissance. 3ème et dernier chapitre.
La mère debout faisait face à sa fille assise au bord de la chaise comme une petite fille attentive. Un pan entier de la vie de Jany allait enfin s’éclairer. La mère ôta d’un geste lent son tablier de cuisine. Elle portait la jolie robe à fines fleurs rouge en tergal celle qu’elle mettait seulement les jours de fête et que Jany lui avait toujours vu. Avec les années, elle semblait plus étroite et flottait un peu moins sur le corps de sa mère. Elle passa sa main dans ses cheveux et se racla la gorge comme pour s’apprêter à réciter une leçon. Sa voix était basse comme un chuchotement.
Ton père ne s’est pas suicidé, il est mort de froid... une nuit de décembre, la police l’a retrouvé au matin couché sur un banc, il était en chemise, à deux ou trois rues d’ici, dans le petit square là où il y a une statue de la vierge.
Jany comprit aussitôt que ce lieu qui avait vu mourir son père était le même où elle aimait se réfugier quand elle se sentait triste et incomprise. Elle frissonna de peur le cerveau figé comme glacé. Elle reprit enfin ses esprits. Sa mère s’était assise et épluchait des pommes de terre ! Jany faillit crier :
Que faisait-il dehors en pleine nuit en plein hiver ? Il n’avait pas pris de manteau ? Pourquoi ?
La mère se mordit les lèvres, puis finit par murmurer :
De toute façon, maintenant, tu ne vas plus me laisser tranquille jusqu’à ce que tu saches tout.
Alors la vérité apparut, douloureusement.
« Depuis quelque temps, comme il avait du mal à s’endormir, il prenait des cachets, des somnifères. Il avait pris l’habitude de les avaler au dîner. Ce soir-là, après le repas, ça a commencé, on s’est disputé, cela arrivait souvent, mais tu vois, je ne me souviens même plus pourquoi... Comme cela lui était déjà arrivé, Antoine énervé est sorti de la maison sans un mot. D’habitude il revenait ...toujours un peu plus tard, un peu plus calme. Ce soir-là fut pire que les autres soirs. Il y a eu de la vaisselle cassée et il s’est mis à hurler, ou bien c’est moi, je ne sais plus... »
Jany voyait la scène se dérouler devant ses yeux, elle imaginait sa mère si prompte à la colère, les cheveux en bataille devant son père peut-être déjà un peu somnolent. Il s’enferma dans un silence qui la fit enrager. Il avait été trop loin, il avait exagéré, alors, elle avait quitté la pièce en claquant la porte de la cuisine et lui, celle de la porte d’entrée. Il sortit sans un mot. La suite il fallait l’imaginer.
Il avait dû marcher longtemps puis il était revenu sur ses pas vers la maison jusqu’à ce qu’il trouve la petite place avec son banc qui l’invitait à s’assoir pour se reposer un instant. Et puis les somnifères avaient fait leur effet et il finit par s’allonger. La fin du combat l’avait anéanti et il ne prit pas garde à ce qui se passait dans son corps. Une lourde torpeur s’emparait de lui. La nuit noire l’enveloppa. Recroquevillé, parcouru de frissons, il s’endormit avec une dernière pensée pour cette femme enragée qui l’avait blessé et qu’il n’avait pas ménagée et peut-être pour cette petite-fille si fragile qui allait grandir ...sans lui.
La mère attendit, enfermée dans sa colère, elle préparait déjà des reproches nouveaux qui venaient avec de vilains souvenirs où elle avait laissé passer des choses qui l’avaient vexée. Elle n’en avait pas fini avec lui, mais il ne rentrait pas.
Épuisée, elle partit se coucher pensant qu’il avait dû aller chez un copain ou pire ! dans un bar. Car cela aussi ! c’était bien dans sa manière, juste pour l’embêter pensa-t-elle.
Un soleil pâle s’était enfin levé. Elle se redressa et contempla la place vide à ses côtés. Voyons, que s’était-il passé la nuit dernière ? Elle se leva cherchant dans sa mémoire tous les griefs qu’ils s’étaient jetés à la figure et se prépara ainsi un peu comme une somnambule. Le bébé et les enfants étaient encore endormis. Elle soupira, un peu de répit avant une journée de plus de cuisines, de lessives, de papiers à s’occuper, emmener les enfants à l’école et... pourquoi n’était-il pas revenu ? Elle regarda sa montre.
Il est gonflé, il n’est même pas rentré et maintenant il prend son temps !
Jany regardait sa mère qui revivait ce moment et elle comprit ce qui se jouait dans sa tête. La colère fit place à l’incompréhension et enfin à l’inquiétude. Alors il fallut faire le numéro de la police.
Des larmes coulaient silencieuses le long des joues de sa mère. Jany n’avait pas envie de pleurer. Elle se souvenait de toutes les réflexions, les vexations qui lui avaient été infligées durant toutes ces années. Jany comprenait. Sa mère était coupable, coupable de l’avoir laissé partir, coupable de n’avoir pas compris qu’il faisait trop froid ce soir-là, coupable d’avoir attendu au matin ! Trop orgueilleuse pour le reconnaître, elle avait transformé sa culpabilité en colère envers sa fille, la dernière, celle qui ressemblait le plus à cet homme qu’elle avait tant aimé !
Jany ne prit pas sa mère dans ses bras, elle s’apprêta à sortir.
Salut maman.
La mère leva la tête comme si on venait de la réveiller d’un long sommeil.
Aurevoir à bientôt ?
Oui, bien sûr !
Jany prit son manteau. Dehors, le vent d’avril était frais. Elle marcha quelque temps et s’arrêta devant le banc. Elle soupira et s’assit. Elle ferma les yeux et imagina son père endormi à sa place. Alors elle se vit déposer un grand manteau bien chaud sur lui et lui déposa un baiser sur une joue déjà glacée. Elle leva les yeux et crut voir sourire la statue de la vierge.
FIN
Ecrit par Marie-Laure Bousquet
Rédactrice à Bordeaux-Gazette, elle intervient le plus souvent dans les rubriques sur le théâtre. Elle alimente la rubrique « Et si je vous racontais » avec des nouvelles fantastiques ou d’anticipation. Elle est aussi l’auteure de plusieurs romans : Les beaux mensonges, La fiancée du premier étage, Madame Delannay est revenue, Le voyageur insomniaque, Enfin seul ou presque, Raid pelotes et nébuleuses. D’autres romans sont à venir. https://www.amazon.fr/Marie-Laure-BOUSQUET/e/B00HTNM6EY/ref=aufs_dp_fta_dsk