Jumeaux
Deux hommes, deux frères liés par la gémellité, au destin très différent, victimes d’étranges événements, vont malgré eux, échanger leur vie.
La corde céda sèchement sous son poids. Effrayé, Victorio sentit l’espace invisible du vide sous son corps et le choc froid de la paroi. Incapable de réagir, happé par le vide, il se mit à glisser inexorablement. Soudain, alors qu’il sentait jusque-là le contact brutal de la roche, son corps décolla en un vol violent qui le rejeta à nouveau durement contre le mur glacé. Il s’agrippa de toutes ses forces, immobile, suspendu, au-dessus d’un gouffre sans fond. Il se mit à trembler, il craignait de desserrer sa prise fragile sur la fine aspérité. Il se cramponnait, luttant contre le désespoir, les yeux brouillés de larmes. Il entreprit, parce qu’il n’avait pas le choix, et malgré la douleur, le froid et la peur, de se hisser vers la lumière à la force de ses mains et de ses pieds.
Bientôt, il ne ressentit plus rien. Il s’entendait respirer, leitmotiv rassurant qui lui rappelait qu’il était vivant. Mais, le rythme de ce souffle lui scandait aussi qu’il était seul et qu’il allait mourir. Inexorablement il ne pourrait jamais, plus jamais, imaginer sa vie.
Putain de merde ! ce n’est pas vrai, ça ne peut pas finir comme ça !
Au-dessus de lui, il aperçut une ombre ; peut-être était-ce un abri ? Toute son énergie se centra vers ce but, accéder là-haut pour sauver sa peau. L’espoir de vivre encore un peu. Il parvint à pénétrer à l’intérieur de ce qui ressemblait à une minuscule grotte. Enfin, misérable, car il saisissait avec une acuité effrayante qu’il n’était pas sauvé, mais soulagé, il s’effondra sur le sol. Ses muscles commencèrent à se détendre. Il se mit à penser à Tomy son frère, son jumeau. L’évocation du visage fraternel se précisa et les murs blancs de son abri disparurent.
Loin de là, dans une ville protégée du sud de la France, une ville qui s’appelle Bordeaux.
- Tomy ! Hé ho ! Mais tu dors ?
Ce n’était pas Tomy, mais Victorio. Il y avait encore une minute de cela, il gisait dans le noir, dans le ventre de la montagne, dans un antre fragile tapissé de glace. Et le voilà, il était assis dans un bureau, bien au chaud, avec un type qui l’appelait par le prénom de son frère. Il ne put rien distinguer, trop ébloui par la soudaine clarté d’une lampe au-dessus de sa tête. Il était à l’abri et en vie, mais complètement tétanisé, le cerveau paralysé par la surprise. Au bout de quelques secondes, il réalisa qu’un homme le scrutait curieusement. Il vit sa face réjouie penchée sur lui.
Hé ho ! Tomy !
Il sursauta. Il insistait à lui donner le prénom de son frère Tomy. L’inconnu éclata de rire.
Tu as de la chance que ce soit moi qui déboule dans ton cagibi, mais gaffe ! voilà la vieille qui débarque !
L’inconnu disparut prestement dans la pièce voisine. Une femme d’une cinquantaine d’années entra aussitôt, dispensant autour d’elle un nuage pénible de parfum de luxe. Elle déposa d’autorité un dossier sur la table.
Vous pouvez me faire ça rapidement, vous serez gentil Tomy.
Ce n’était pas une question. Elle fit demi-tour sans attendre de réponse. Elle aussi le prenait pour son frère. Visiblement il était assis au bureau de l’entreprise, où Tomy était comptable.
Éberlué, Victorio regarda le dossier, puis, levant les yeux, il reconnut sur une photo dans un petit cadre en bois les sourires de sa nièce et de sa belle-sœur, entourant affectueusement son frère Tomy.
Je ne comprends rien, qu’est-ce qui se passe ?
Finit-il par dire tout haut. Il se leva, tout essoufflé par l’émotion, Il sentit le feu de sa cheville blessée, mais son cerveau ne releva pas l’information.
Où est Tomy, bon Dieu, de bon Dieu, c’est quoi tout ça ?
Il vit le téléphone portable de son frère et fit son numéro, puis le lâcha aussitôt.
Bien sûr, il ne peut pas me répondre c’est « son » portable !
Mais se ravisant, il le prit quand même et fit le numéro du domicile de Tomy. Personne ne répondit. Une vérité dérangeante commençait à germer dans son esprit, quand il fut saisi par une sensation mortelle de froid et se retrouva à nouveau perdu dans la mince faille de la montagne.
Tomy se redressa sur sa chaise. Bon Dieu quel rêve horrible pensa-t-il.
Et il se leva brusquement, les jambes un peu tremblantes, pour gagner le bureau d’Étienne.
Étienne, tu ne sais pas ce qui vient de m’arriver ? Je veux dire ce dont je viens de rêver ?
Étienne un peu rigolard lui répondit :
Bien sûr que je sais, tu viens de te faire alpaguer par la vieille qui au moment de débaucher t’a refilé du taf, pourtant, on la sent venir de loin, tu aurais dû décamper, je t’ai prévenu, je l’admets un peu trop tard, elle me suivait à la trace comme un renard après une poule, quand elle t’a vu, elle a changé de gibier. Mais dis donc, tu en fais une drôle de tête, elle t’a surpris en train de dormir ou quoi ?
Tomy très troublé ne dit rien. Il pensait à son frère. Une idée terrible venait de lui traverser l’esprit. Il ressentait l’impérieuse envie d’appeler Victorio son frère jumeau. Il fit demi-tour regagnant le bureau où son portable indiquait encore le dernier numéro appelé, celui de son domicile. Composant celui de son frère, il tomba sur le répondeur de Victorio qui s’excusait joyeusement.
« Je ne suis pas là, car je suis probablement, à l’heure où vous m’appelez, sur le toit du monde depuis lequel je vous observe. Mais ! Que vois-je ? Vous vous tortillez misérablement comme de pauvres chenilles étouffées par la pollution et le stress de la grande ville, comme je vous plains ! Moi je suis au-dessus des nuages ce n’est pas l’Himalaya, mais pas loin ! je progresse vers le sommet avec délectation. »
Il finissait son annonce en invitant les pauvres chenilles à laisser un message auquel il répondrait dans un mois, quand l’envie de revenir dans ce monde pathétique le gagnerait à nouveau.
Tomy trembla se souvenant de s’être retrouvé quelques minutes auparavant dans une grotte sombre et glacée, serré dans un anorak humide et déchiré. Il ne devait partir que la semaine prochaine, pensa-t-il, et il ne m’a rien dit. Il lui est arrivé un malheur !
(Illustration par Jean Camille)
Ecrit par Marie-Laure Bousquet
Rédactrice à Bordeaux-Gazette, elle intervient le plus souvent dans les rubriques sur le théâtre. Elle alimente la rubrique « Et si je vous racontais » avec des nouvelles fantastiques ou d’anticipation. Elle est aussi l’auteure de plusieurs romans : Les beaux mensonges, La fiancée du premier étage, Madame Delannay est revenue, Le voyageur insomniaque, Enfin seul ou presque, Raid pelotes et nébuleuses. D’autres romans sont à venir. https://www.amazon.fr/Marie-Laure-BOUSQUET/e/B00HTNM6EY/ref=aufs_dp_fta_dsk