Bordeaux
D’abord, un premier tableau, « Anatomie d’un concombre ». Un espace noir, une musique planante, trois comédien.ne.s en zentai – ces étranges combinaisons intégrales en élasthanne. L’ambiance est posée. La musique captive, les mouvements lents des artistes interrogent.
D’emblée, même les plus petits entrent dans un profond mutisme, où l’on sent planer comme un mystère. Qui sont ces créatures venues d’une planète où les bassines et les épluchures de concombres sont traitées comme des divinités ? Les corps, réduits à leurs formes puisque rien d’autre n’en transparaît, mettent en valeur un jeu très épuré, dans une pratique assez proche du masque neutre : chaque geste est important, net, précis, et les trois corps face à nous entrent dans une sorte de ballet, jouant sur la synchronisation et les décalages. Par ce projet, le collectif cherche à questionner notre rapport aux objets, « tantôt sacrés, chargés de souvenirs et de symboles, tantôt aliénants. » Le collectif Mixeratum Ergo Sum, à travers ce premier tableau, nous invite à nous interroger sur la façon dont nous percevons et dont nous nous approprions les objets dont nous usons au quotidien : « Notre rapport aux objets du quotidien peut-il définir notre identité ? » Outre les interrogations que cela soulève, cette exploration est un agréable moment de lâcher-prise : en décentrant les enjeux, les choses qui ont habituellement de l’importance, c’est un laisser-aller qui s’opère, où l’on réinvente, avec les artistes, le rapport à chaque objet et son utilité. La bassine peut devenir Graal, tonneau des Danaïdes ou chapeau selon la manière dont on en fait usage, en fonction de l’imaginaire de chacun.e. Il est amusant, d’ailleurs, de remarquer à quel point, après le spectacle, chacun.e y va de son interprétation. Les metteuses en scène, Natacha Roscio et Clémentine Aubry, m’ont d’ailleurs confié quelques-unes des interprétations des enfants qui ont pu assister au spectacle.
- Anatomie d’un rasoir
On en arrive au second tableau : « Anatomie d’un rasoir. » Là encore, il s’agit d’observer les usages conventionnels des objets, mais cette fois-ci en appuyant davantage sur la notion de genre. On ne peut, bien entendu, s’empêcher d’y voir un clin d’œil à la fameuse polémique sur le prix des rasoirs, plus élevé lorsque le packaging était rose - couleur associée, dans l’imaginaire collectif, au féminin. Une seule comédienne en scène : Clémentine Aubry. Ses accessoires de jeu : des rasoirs et de la peinture rose et bleue. Au couteau économe qui déshabillait le concombre succède le rasoir, avec lequel la comédienne explore son corps partie après partie. Le geste, pourtant rituel là encore, n’ayant rien d’extraordinaire, devient tour à tour sulfureux, poétique ou encore violent (les adultes penseront probablement, par moments, à un suicide). Finalement, le mouvement prend l’intention que l’on choisit de lui attribuer. Une nouvelle quête de sens s’opère. La comédienne, se parant d’une couronne de rasoirs, gouverne avec ironie un monde n où le rasoir fait la princesse. Personnellement, j’y ai vu un joli sarcasme : une statue de la liberté couronnée par ce qui l’emprisonne. Mais peu importe ce que chacun.e y verra, ce qui compte c’est le voyage, la redécouverte de ces objets du quotidien et la libération de cette femme qui, renonçant à un usage normatif des rasoirs, bariole son corps et ses rasoirs de couleurs, entremêlant joyeusement le bleu et le rose. Car le public, tout en redécouvrant ces gestes du quotidien et en les réinventant de concert avec les comédien.ne.s durant ces deux tableaux, s’amuse et se libère de ces objets qui, tant de fois dans notre quotidien, nous possèdent plus que nous ne les possédons.
Création du collectif Mixeratum Ergo Sum
Conception et mise en scène : Natacha Roscio et Clémentine Aubry
Comédien.ne.s : « Anatomie d’un concombre » : Pierre Lachaud, Emmy Saumet et Natacha Roscio. « Anatomie d’un rasoir » : Clémentine Aubry
Son et lumière : Marius Bichet
Ecrit par Claire Poirson