J’assistais un jour à une tragédie de Sophocle. A la fin de la représentation, alors que tous les spectateurs commençaient à se lever pour sortir, j’entendis, dans mon dos, mon voisin s’exclamer : Que c’est beau !
Que trouvez-vous là de beau ? Lui dis-je, en me retournant.
C’est que l’acteur est parvenu à m’émouvoir au plus profond de moi ! Souffla-t-il dans un soupir d’aise.
Je lui répondis que je n’étais pas sûr que l’émotion pût être qualifiable en terme de beau ou de laid. Il admit alors qu’on ne peut dire d’une chose qu’elle est belle sans s’être donné la peine, au préalable, de définir la notion de Beau. Car, sans cela, il suffirait qu’un être ou qu’un évènement causât une émotion voire un sentiment, pour qu’il fût aussitôt qualifiable d‘esthétique. Or, l’émotion peut être suscitée par différentes sensations telles que l’affection, la haine, le plaisir ou la douleur, issues de la fiction ou de la réalité. Elle peut aussi être engendrée et influencée collectivement par la propagande idéologique conduisant souvent à l’horreur, comme l’ont suffisamment démontré les fascismes religieux ou politiques au cours de l’Histoire. Quant au sentiment, Socrate en personne, dont le physique ingrat de silène n’a jamais été historiquement mis en doute, en a certainement suscité chez sa femme Xanthippe, pourtant acariâtre, et Myrtho sa discrète seconde épouse.
Mon interlocuteur convint que cette tragédie ne lui avait inspiré que des sentiments et que les sentiments sont d’une part : difficilement définissables et d’autre part : sans référence avec l’idée finalement indéfinie du Beau. Il en déduisit qu’on pouvait comparer le mysticisme du beau et du laid à celui du bien et du mal, concrètement invisibles dans la réalité de la nature.
Après un court instant de réflexion, il ajouta que l’extase procurée par la beauté de la pièce lui avait néanmoins semblé une évidence, sur le moment.
Poursuivant le cheminement de sa réflexion, je lui ai alors demandé :
Mais, par exemple, si vous vous étiez trouvé profondément attristé par la perte d’un être cher, ce spectacle vous aurait-il paru aussi attrayant ?
Je ne lui aurais probablement pas prêté une grande attention, m’avoua-t-il.
Alors, ne faut-il pas en arriver à l’idée que le Beau pourrait se réduire à un sentiment fantasque, au gré de l’humeur de chacun ? Sur de telles bases aléatoires, dans quelle mesure pourrions-nous continuer d’affirmer l’existence d’une réalité du Beau ? Ne faudrait-il pas plutôt interroger certains témoins culturels assez représentatifs de notre monde pour en avoir le coeur net.
Pourquoi ne pas les interroger un à un ? En imaginant leur réponse, si vous le voulez bien :
Ainsi, si vous interrogiez Belzébuth, il vous déclarerait, avec une conviction certes peu catholique mais bien réelle, que le Beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue.
Dieu, avec autorité, vous dissuaderait à tout prix de croire son concurrent satanique en vous affirmant qu’en vérité, c’est lui et lui seul qui est la représentation idéale du Beau, puisqu’il en est le souverain Créateur.
L’artiste contemporain, non loin de cette perspective, vous dépeindrait sa vision du monde d’une façon si fantaisiste et si éloignée du figuratif, que vous ne sauriez même plus ce qui distingue le beau du laid. Avec une assurance débonnaire, il irait jusqu’à tenter de vous convaincre qu’il faut être ignare pour ne pas savoir que depuis le dadaïsme, le cubisme, le tachisme et autre surréalisme, le Beau est devenu totalement ringard et que c’est désormais le concept de nouveauté qui règne en maître incontesté sur l’art.
Le scientifique pour sa part, rejetterait la simple idée du Beau sur le principe que la nature a horreur du vide et de l’inutile et que cette vague notion est précisément aussi creuse qu’inutile. Il ajouterait, avec pragmatisme, qu’il ne s’agit là que d’une appréciation purement subjective et donc dénuée de toute vérifiabilité expérimentale, indispensable à sa qualification de concept en tant que réalité objective.
Et si le Beau émanait de l’humain, en tant que réalité !
Quant à l’humble philosophe que je suis, il vous inviterait gentiment à vous interroger de savoir si l’on ne peut pas dire que le Beau est ce que vise le principe en soi du simple fait d’aimer passionnément de toute notre âme, au point d’accéder à une harmonie entre notre nature et la nature universelle dont nous faisons partie.
Ainsi, l’exemple de la sensation esthétique qui s’accompagne assez couramment d’une réaction épidermique appelée « chair de poule », image bien ce que nous avons tous ressenti au moins une fois dans notre vie en écoutant un chant choral ou en assistant à toute autre manifestation particulièrement harmonieuse. Opposée à cette extériorisation jubilatoire de l’accès au Beau, c’est l’austérité qui marque le comportement affiché par les disciples fervents d’une cause, d’une religion ou d’une idéologie. La raison de leur engagement, parfois indéfectible jusqu’au martyr comme dans le cas récent des moines de Tibhirine, tient au fait que le sacrifice de leur bien-être superficiel dissimule, en vérité, la sourde euphorie intérieure de la beauté idyllique de leur entière dévotion. Ces deux illustrations sensationnelles montrent assez bien que, si les modalités d’accès de sa perception intime sont infiniment multiples, il demeure que le Beau se présente, de fait, comme un canon unique dans son principe. On peut comparer ce dernier à la loi de l’attractivité terrestre qui régit, à elle seule dans l’univers, l’ensemble infini de toutes les chutes des corps les plus divers et variés. Il existe donc bel et bien un paradigme du Beau en tant que tel, loin de la « ringardise » de ceux qui, pour tenter de justifier leur absence de goût, ne savent que ressasser l’adage romain : « des goûts et des couleurs, on ne juge pas… » Comme l’a judicieusement remarqué, en son temps, l’écrivaine Claire de Duras dans son roman intitulé Ourika : « le bon goût est à l’esprit ce qu’une oreille juste est aux sons ». Or, si le défaut d’oreille musicale peut avoir diverses raisons pathologiques, il demeure que sa principale cause provient généralement d’un défaut d’éducation comme dans le cas d’une déficience de sensibilité esthétique. Il faut donc se faire l’oreille à la justesse diatonique comme il faut aiguiser son esprit critique aux critères esthétiques que sont, entre autres à titre de simples exemples, les rapports harmonieux : PI et Phi en architecture, ou le modèle illustre d’élégance civique : d’Oedipe roi.
Enfin, ne semble-t-il pas raisonnable d’en conclure que la lumière, qui éclaire ce formidable gisement de jouissance spirituelle qu’est le Beau, vient directement du tréfonds de nous, pour s’harmoniser alentour avec autrui ?
Sauf à ce que cette modeste démonstration vous ait paru insatisfaisante, ne seriez-vous pas finalement tenté de vous demander si le « Bonheur », souvent tant désiré, n’est pas lui aussi une façon d’aimer de toute son âme ?
Et… Rien de plus !

Ecrit par Georges S. Zeiller
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