Le défi est de taille : créer un spectacle dont le texte s’écrit en direct, chaque soir, face au public. Le concept est original et a piqué ma curiosité : plus qu’à un spectacle, si le pari est tenu, c’est au processus complet de la création d’une pièce de théâtre que l’on nous propose d’assister, et le tout en direct, sans filets, en un seul jet.
Un sujet est préalablement choisi. Pour ces trois dates au Glob Théâtre, les trois sujets seront donc : les interdits (le 24 novembre), les métamorphoses (le 25) et respirons (le 26). Durant la journée, l’équipe se réunit, les autrices travaillent le thème, réfléchissent ensemble à tout ce qu’il peut impliquer, bref, définissent une matière, inhérente à tout travail d’écriture. Puis, le soir, c’est le moment de se lancer. Les trois autrices, nos « puissance 3 » pour ce soir (Solenn Denis, Aurore Jacob et Sonia Ristic), sont assises derrière des ordinateurs reliés à des écrans géants qui serviront de prompteurs aux deux comédien.ne.s, Erwan Daouphars et Vanessa Amaral.
Dès l’entrée dans la salle, on sent la volonté d’entremêler les espaces : sur scène, un bar trône, pourvu d’une console de lumières, et l’on y sert des verres aux "spectataires" qui s’installent. Les comédien.ne.s et les autrices se mêlent joyeusement sur le plateau. Bref, rien n’est là où l’on a l’habitude de le trouver dans un théâtre. Pour un spectacle mêlant les temporalités des étapes habituelles de travail (écriture, mise en scène, représentation), cette mise en espace est pour le moins intéressante.
Après le tirage au sort par des mains innocentes du public afin de déterminer qui écrit pour Lui, qui écrit pour Elle et qui prend en charge les didascalies, un mot est imposé à chaque autrice. L’exercice est tellement contraignant qu’il a quelque chose de quasi oulipien. D’autant que les réactions des autrices (déçues, contentes, inspirées ou non) permettent d’effectuer ce parcours de création en direct avec elles, de compatir, de s’interroger en parallèle de leurs réflexions. Après une étape de délibération entre les autrices pour convenir d’un titre, elles s’en vont rejoindre leurs ordinateurs respectifs, et là commence le défi…
Le texte de théâtre, cette matière à travail qui ne met jamais d’accord : il y a les puristes, qui respectent le texte à la virgule près, les personnes qui considèrent qu’il s’agit d’un outil malléable, les artistes qui ne prêtent pas attention aux didascalies ou, au contraire, les méticuleux du texte qui les respectent à la lettre. Il y a les personnes qui prônent un long travail à la table pour disséquer chaque phrase et les intentions précises dissimulées derrière le texte, les artistes qui préfèrent laisser opérer la magie du plateau et sa spontanéité… Il en fut de même lors de cette représentation, entre les personnes du public faisant le choix de suivre d’un œil le texte tout en regardant les comédien.ne.s jouer, et d’autres qui, au contraire, ont préféré s’en défaire car il « gênait » l’attention portée au jeu des comédien.ne.s. Dans tous les cas, la question ,s’est posée. Cette question que n’importe quel.le professionnel.le du théâtre connaît mais que le public, souvent, ne se pose pas, puisque le texte lui est apporté déjà assimilé, travaillé, « digéré ».
Et chez les comédien.ne.s, on constate également des différences de rapport au texte. Alors qu’Elle (Vanessa Amaral), appliquée, tente de respecter au mieux le texte, concentrée sur les écrans, Lui (Erwan Daouphars) semble le prendre davantage comme un support, s’en détache et ne recherche clairement pas l’exactitude. Les didascalies, contrairement à ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, sont très peu didactiques et laissent une grande liberté aux comédien.ne.s, qui doivent ainsi se soucier de la mise en scène en même temps que du jeu et de la découverte du texte.
Bien évidemment, parfois, il y a des loupés : Il ne voit pas qu’il doit parler, Elle oublie une réplique, une autrice fait une faute de frappe, Il l’interrompt, Elle n’enchaîne pas assez vite… Mais bien loin de poser problème, cela fait ressortir l’ampleur du défi et l’incroyable écoute et rigueur que nécessite l’exercice. De ces couacs naissent de très belles situations. Erwan Daouphars provoque des éclats de rire, lors d’une tirade où il clame avec une grande assurance : « Je susi content ! », jouant de la faute de frappe de Solenn Denis, son autrice attitrée pour la soirée, qui lui renvoie la balle avec humour en répétant volontairement la faute tout le temps de la tirade. L’écoute et la complicité entre les artistes est belle à voir et se répand jusqu’au public, avec un quatrième mur joyeusement démonté brique par brique.
Les couacs de textes, erreurs et cafouillages m’ont interpelée par leur dimension, finalement, très humaine : dans la « vie réelle » (c’est-à-dire hors plateau de théâtre), on s’interrompt, on parle parfois les un.e.s par-dessus les autres, on saute du coq à l’âne… Le matériau brut créé sous nos yeux crée des personnages touchants de réalisme, les erreurs les nourrissent et c’est une belle leçon de création. Mais cela est rendu possible par une extrême écoute, une concentration, une rigueur et un travail (que l’on devine conséquent) en amont.
Il est particulièrement plaisant, à une époque où l’écriture de théâtre est tellement peu considérée que la plupart des prix littéraires ne daignent même pas la récompenser, où le théâtre se lit hélas si peu, où les libraires osent peu prendre le risque de disposer des ouvrages de théâtre en rayon, d’assister à un spectacle qui valorise intelligemment la place de chacun.e dans le circuite de création d’une œuvre de théâtre.
Texte : Solenn Denis, Aurore Jacob et Sonia Ristic
Avec : Erwan Daouphars et Vanessa Amaral
Régie : Fabrice Barbotin
Vidéo : David Dours
Travaux de recherches scénographiques : Yves Kuperberg

Ecrit par Claire Poirson
Recherche
Sur le même sujet
Bordeaux Gazette Annuaire
