Dans son fameux syllogisme, Aristote a mis en exergue que : « tout homme est mortel » à l’instar de Socrate…
Cette tautologie ainsi posée, ne nous resterait-il qu’à nous résigner à l’idée guère réjouissante, que nous ne naîtrions que dans le seul but de mourir, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre ? Serait-ce que la vie ne se réduirait qu’à un jeu de rôle morbide et inutile auquel nous assigneraient des marionnettistes supra-lunaires ainsi que l’a prétendu Platon ? Par suite, comme l’a suggéré cet illustre académicien, la mort anticipée en serait-elle la seule délivrance vers un monde de vérités intelligibles ? Pourquoi, en effet, ne pas écourter l’accomplissement inéluctable d’une pareille prophétie macabre, par le suicide ou l’euthanasie ? A quel titre faudrait-il subir une tel assortiment de contraintes éprouvantes dépourvues d’intérêt ? Pourquoi s’entêter désespérément à vivre un quotidien éphémère et illusoire dont la perception réduite à des leurres sensoriels annihilerait toute finalité ? A quoi bon endurer la décrépitude progressive qui accompagne le vieillissement menant à notre décès ? L’existence ne serait-elle, en résumé, que le cours insensé de la programmation gratuite d’une mort annoncée ?
Certes pas !
Du moins, d’un point de vue éthique, me semble-t-il. La vérité n’est-elle pas, en effet, qu’une telle perspective dramatique ne peut être ressentie que par les capricieux, toujours insatisfaits par définition ?
Car, l’existence n’est pas désespérante, dès lors que nous la concevons avec ardeur comme l’épanouissement esthétique de notre être.
COMME UNE TRAGÉDIE HEUREUSE,
Le plus beau moment de ma vie, par exemple, a été celui où je me suis un jour réveillé cloué par une paraplégie et de multiples complications post-traumatiques sur un lit d’hôpital, peu après un accident d’automobile. A ce moment, on m’a demandé si je souhaitais la visite d’un prêtre ou d’un psychologue parce qu’il était à craindre que ces quelques instants de conscience fussent les derniers. Après avoir refusé cet assistanat moral, je me suis concentré avec délectation sur l’observation du temps qui s’égrenait en petites perles, rendues infiniment précieuses et belles par leur rareté annoncée. Comme en équilibre instable au bord d’un précipice en cet instant fatidique, j’ai soudain acquis la certitude vertigineuse qu’il n’existait au-delà de l’existence, rien d’autre que l’extinction totale de toute sensation d’être. Jamais je ne me suis senti autant accroché délicieusement à ma volonté d’exister, malgré la souffrance corporelle ajoutée à l’effroyable annonce de l’usage perdu de mes jambes et à celle de ma fin imminente. Chaque seconde, potentiellement ultime, me transcendait vers une authentique jouissance esthétique, comme s’il s’agissait d’un nectar succulent.
Par la suite, ayant finalement survécu ainsi qu’en atteste mon témoignage actuel, je n’ai jamais cessé de conserver à l’esprit qu’il nous appartenait de garder intact en toutes circonstances notre appétit enthousiaste de vivre, pour la simple beauté de se sentir vivre. Et si c’est uniquement par nos cinq sens que nous nous trouvons reliés à la perception de notre vitalisme, il demeure que c’est le recul de la prise de conscience qui nous permet de le ressentir esthétiquement.
EN TANT QU’ACCOMPLISSEMENT ESTHÉTIQUE,
Dans son épopée, l’enthousiasme d’Héraclès a fait la démonstration de l’élégance qui a couronné l’accomplissement victorieux, totalement gratuit, de ses travaux héroïques. C’est à la lumière resplendissante de la préséance du coeur et de l’esprit sur le corps, que ce récit mythique a mis en scène la sublimation de l’existence d’un simple mortel en la parant d’épreuves grandioses endurées avec le raffinement suprême de la seule beauté du geste. Loin de se plaindre ou de quémander, ce modèle d’humanisme a été au-delà de toute menace et de tout calcul pour braver, avec le panache somptueux d’un guerrier humble et courageux, la tragédie qui fit sa gloire et dont il aurait été la victime insignifiante s’il en avait eu l’appréhension. Héraclès a pleinement accepté de se soumettre à l’injonction divine de devoir commettre ces combats particulièrement effrayants sans que leur accomplissement lui permette d’échapper à sa condamnation à mort. Et c’est dans le respect de ces limites matérielles ramenées à un plan secondaire, qu’il a transcendé son rôle en l’extrapolant esthétiquement au-delà de toute contrainte.
PAR L’EXCELLENCE DE SON CHOIX INDISCUTABLE.
Force est de constater que, dès l’âge de raison, la nature nous confère le libre-arbitre, distinctement de l’instinct téléguidant tous les autres êtres dans leurs principes de survie. Ce fait scientifique démontre l’obligation dans laquelle elle nous met, spécifiquement, de nous cultiver dans un cadre social. En tant qu’animaux pensants, la tâche de décider nous-mêmes de notre existence est un « à faire » qui nous incombe au quotidien pour l’accomplir. Elle consiste aussi bien à assurer notre subsistance matérielle qu’à l’esthétiser en toutes circonstances afin qu’elle se déroule en tendant vers le bonheur.
Il faut en déduire, ainsi que Sophocle l’a évoqué dans son théâtre, qu’elle nous a aussi laissé la gestion responsable des aléas qui déterminent notre existence. C’est à dire des bonnes fortunes comme des avatars intimes ou des contraintes sociales éprouvantes, relevant de notre faute ou pas. Or, nous ne pouvons assumer une si grande responsabilité que parce que nous avons la capacité de faire parfois abstraction de l’extériorité et de penser sans contrainte dans notre for intérieur, quelque soit la puissance de l’adversité. Nous devons donc nous résigner avec joie à l’idée que l’esprit critique, dont l’univers nous a pourvu, nous donne à volonté le recul du tiers exclu, nécessaire à la stylisation raisonnée du spectacle de notre combat incessant. Cette faculté de nous détacher de l’action en cours en l’irisant de symbolisme esthétique est précisément le moyen dont nous disposons pour mener notre existence en évitant de nous laisser aller à notre propension à la révolte ou au désespoir. Dès lors, il nous revient l’obligation tragique de nous soumettre sans rechigner aux augures qui conditionnent un tel « challenge » et de nous y adapter de la manière la plus noble qui soit pour le transcender avec élégance, comme si nous en avions eu nous-mêmes l’initiative.
Car, après tout, si le choix nous en était donné, comment concevrions-nous l’agrémentation du déroulement de notre vie ?
Sans tomber dans l’excès du mouvement transhumaniste, nous souhaiterions vraisemblablement comme tout être sensé, qu’elle soit préservée de la maladie, de la vieillesse, de la misère et plus généralement de toute vicissitude ?
En vérité, à peine après quelques générations, cette situation trop confortable dans un bonheur figé où nous resterions inlassablement jeune dans la monotonie affligeante de l’éternité, nous paraitrait vite : "ennuyeuse à mourir !"

Ecrit par Georges S. Zeiller
Recherche
Sur le même sujet
Bordeaux Gazette Annuaire
